Vanya Filipovic : la grande Dame

Vanya Filipovic

Vanya Filipovic est la propriétaire de l’agence de vin Vins Dame-Jeanne et la copropriétaire du restaurant Mon Lapin. Vous la connaissez peut-être grâce à ses 15 années passées au Joe Beef. En janvier 2020, elle a décidé de quitter le groupe et de se concentrer sur ses projets. Portrait d’une femme passionnée, passionnante et à l’avenir très prometteur.

Tombée dedans quand elle était petite

Les parents de Vanya avaient le restaurant Le Marie-Philip jusqu’en 1994, à Saint-Sauveur. « C’était la belle époque des Laurentides, la restauration y était très dynamique ; il y avait La clé des champs, Le Bistrot à Champlain, Anne Desjardins à L’Eau à la Bouche, l’École hôtelière des Laurentides, tout était wow ! C’était un petit monde précieux, difficile à reproduire aujourd’hui. »

« J’avais des parents restaurateurs ; mon père était chef et ma mère sommelière et directrice de salle. Ma vie tournait autour de la restauration. Nos voyages en famille étaient toujours autour d’un endroit spécifique où aller manger ou d’un vignoble particulier à visiter. Toutes les discussions à table et toutes les émissions de télé qu’on regardait tournaient autour de la restauration. À l’époque, je ne comprenais pas ma chance. »

Vanya déménage au Vermont à 11 ans et c’est là qu’elle commence à travailler en cuisine. Ses parents achètent un restaurant dans le petit village de Barnard au Vermont, population : 450 personnes. Vanya passe de plongeur à sous-chef. Son amour du Vermont l’a amenée aujourd’hui à importer trois domaines de la région; la Garagista, Hill Farmstead et Fable Farm… Histoire de lui donner des raisons de plus d’y retourner.

Elle y passe son adolescence. En salle comme en cuisine, elle essaie de participer à plus de dégustations possibles. Pendant ses études, elle se passionne entre autres pour la littérature — elle envisage d’ailleurs entreprendre de la traduction littéraire du français à l’anglais pour des autrices et poétesses françaises. Elle étudie avec beaucoup d’intérêt les poètes Rimbaud, Baudelaire et autres et travaille parallèlement en restauration.

« J’ai aimé toutes mes expériences de travail et j’ai appris de chacune d’elles. Énormément. Appris sur la rigueur du travail, sur le prestige et la prestance ainsi que sur l’importance de l’humilité, sur les valeurs simples et sur l’humain. J’ai appris l’importance de bâtir une équipe forte et le souci du détail. Et je suis reconnaissante de tout. »

Montréal

Après quelques expériences au New Hampshire et à Boston et après avoir étudié en Californie, Vanya revient à Montréal. Début vingtaine, elle commence à travailler au Bronté en service. Le sommelier de l’époque est Dave Pendon (maintenant chez Œnopole).

Elle travaillera également au Rosalie où elle rencontre David McMillan. Son passage au Rosalie marquera également le début de son amitié avec Allison Cunningham (Joe Beef, Liverpool House, Vin Papillon, McKiernan), toutes deux serveuses et colocataires. Grâce à sa proximité avec Allison, fondatrice et copropriétaire, elle assiste à la conception du Joe Beef de A à Z : de la simple idée du projet jusqu’à sa création. David, Fred et Allison lui demandent de se joindre à leur équipe, mais Vanya n’a jamais mis les pieds dans la Petite-Bourgogne et n’a même jamais entendu parler du quartier ; elle pense toujours poursuivre une carrière en littérature.

Joe Beef

Malgré tout, elle se laisse convaincre par ses amis de l’époque. À 22 ans, elle arrive rue Notre-Dame Ouest et David est en train de poser les lattes de bois du restaurant. Vanya décide d’embarquer dans l’aventure Joe Beef qui changera à jamais sa vie. « On était deux en service, Meredith, autrice des Livres Joe Beef vol. 1 & 2, et moi. Ce restaurant est impossible à reproduire ou à recommencer. Il a été créé par deux chefs extrêmement talentueux, comme en réaction à ce qu’ils avaient vécu boulevard Saint-Laurent, qui voulaient se reconcentrer sur la vraie cuisine française, l’influence du Québec, cuisiner pour le peuple. Et c’est un restaurant qui a été créé avant les réseaux sociaux… Inimaginable aujourd’hui. »

Lorsque le Joe Beef ouvre, Peter Hoffer, Mathieu Gaudet, John Bil et plusieurs artisans, fermiers, artistes viennent y manger. L’espace est magique et unique en son genre. « Cela me faisait penser à un endroit où Picasso aurait débarqué pour manger en échange d’une toile. J’ai trop de beaux souvenirs de cette expérience pour en choisir un seul. Chaque journée était unique. »

« Ce que je préfère en restauration, c’est que chaque jour, c’est vraiment impossible de savoir comment la soirée va se passer ; les rencontres sont toutes aussi extraordinaires les unes que les autres. »

Tranquillement, Vanya voit le petit restaurant évoluer : l’agrandissement avec la terrasse, le (premier) McKiernan, la fermeture de ce petit McKiernan voisin immédiat du Joe Beef, puis l’agrandissement du Joe Beef, l’agrandissement de la terrasse. Elle a de plus en plus de responsabilités, mais pense encore faire sa maîtrise en littérature. « Le travail de beaucoup de femmes n’a jamais été traduit dans aucune langue, c’est quelque chose qui m’intéressait beaucoup, de mettre en lumière les écrits de ces femmes. Je me préparais à faire une maîtrise dans ce sujet à l’université Columbia. » Juste avant d’y aller, Vanya change d’idée et décide de se lancer à fond dans le monde du vin et d’aller faire les vendanges dans le Jura.

« Ce voyage a été mille fois plus que ce à quoi je m’attendais ! J’ai beaucoup appris et j’ai énormément travaillé. J’ai appris la vraie culture du vin — pas juste 23 sucres de grammes résiduels pour faire un pétillant naturel, mais la maman qui attend tous les midis et qui sert un lunch quatre services plus délicieux chaque jour, préparé avec un seul Laguiole et sans aucun livre de cuisine. Des dégustations à l’aveugle qui durent des heures, des amis, des voisins qui se joignent toujours aux repas, tout le monde qui se rassemble pour profiter de la vie. La générosité, le partage, et toutes sortes d’échanges pour profiter de ces moments. »

À son retour, elle rencontre Marc-Olivier Frappier — avec qui elle se mariera — qui avait été engagé en cuisine pendant son absence au Joe Beef. « On a débuté notre relation avec une amitié forte – remplie de respect et d’admiration. On a une union particulière, marquée par une éthique de travail très similaire. Marco, c’est quelqu’un d’hypercréatif, de très drôle et d’extrêmement généreux. »

Au travail, David lui confie le poste de responsable de la carte des vins. À 27 ans, Vanya se retrouve donc en charge de tout le côté sommellerie au Joe Beef. « Je me mets toujours énormément de pression sur les épaules… C’était très important pour moi de monter une carte des vins avec une grande intégrité, avec un suivi personnel pour chaque producteur et chaque vin, que la carte soit à l’image de l’endroit. » David est un amateur extraordinaire de vins, il pose un million de questions et avec la culture de vins du Vieux Monde déjà mise en place au Joe Beef, Vanya embarque rapidement dans un monde qui la passionne. Elle déguste des grands vins, apprend à goûter et à identifier des vins rares et l’expérience dans son ensemble est exceptionnelle.

Vanya prend également part à l’agence d’importation Vinnovation, où elle se familiarise pour la première fois avec le métier d’importateur. L’agence ferme malheureusement assez rapidement ses portes, mais cette expérience lui fournit un apprentissage supplémentaire.

Entre-temps, le Liverpool House ouvre ses portes et Ryan Gray est nommé sommelier. Vanya et lui développent une très belle complicité. « Cette période était dynamique, les échanges qu’on avait étaient tellement enrichissants, c’était fantastique ! »

Le Vin Papillon

En 2013, le Vin Papillon voit le jour. Elle et Marc-Olivier prennent un café à Saint-Henri lorsqu’ils aperçoivent un local disponible, le futur local du Vin Papillon. Ils appellent tout de suite David et une heure plus tard la pancarte « à louer » est retirée. « J’avais toujours voulu ouvrir un bar à vin et tous mes associés au Joe Beef aussi. En reprenant le local, on a décidé de concrétiser ce projet. Cela nous a permis de travailler une gamme de produits encore plus complète chez les vignerons représentés sur la carte. Si un vigneron fait cinq cuvées, le fait d’avoir trois différentes cartes était excitant; on pouvait offrir certaines cuvées au verre, d’autres à la bouteille, en gardant chaque carte distincte et dynamique. Ça nous a permis de vraiment nous plonger dans le travail et l’éventail de vins de chacun de nos vignerons préférés. On a aussi commencé à travailler le magnum qui, à l’époque, était plus rare et ce format festif a tout de suite plu ! »

Vins Dame-Jeanne

En 2015, Vanya crée l’agence Vins Dame-Jeanne. Le nom est un clin d’œil aux anciens formats de bouteilles et donc aux anciennes pratiques. Le vin, avant les bouteilles et les barriques, était transporté dans des dames-jeannes, des bonbonnes de grande contenance. C’est un clin d’œil à cette époque et une sorte de retour aux sources.

« Cette fois-ci, je l’ai fait selon mes propres termes. Ce que j’avais commencé avec Vinnovation, c’est-à-dire défendre le travail d’artisans et communiquer avec les vignerons, développer des relations de confiance, je l’ai continué. Je vois vraiment les agences de vin comme un partenariat à long terme entre un vigneron et un représentant à l’international. C’est certain qu’on ne peut pas être partout. J’ai eu la chance de visiter plusieurs endroits souvent, de faire le suivi sur plusieurs saisons et d’établir des belles relations, mais je ne suis pas fermée d’esprit sur d’autres régions, au contraire.  Il n’y a rien de plus excitant que de goûter un vin en préfermentation et ensuite de voir les yeux du client qui le goûte quand tu débouches la bouteille des mois, parfois des années plus tard. La boucle qui se boucle. Je me sens très privilégiée de pouvoir observer ça. »

Vins Dame-Jeanne est une entreprise très personnelle. Vanya souhaite d’abord et avant tout que les vins l’allument, qu’elle ressente des émotions fortes pour les produits qu’elle représente, que les vignerons deviennent des partenaires, des amis, des complices et qu’ensemble ils puissent développer le marché selon les besoins de chacun. « Je souhaite davantage solidifier mes relations et maximiser la visibilité des vignerons avec qui je travaille (une soixantaine en ce moment) . C’est excitant ces partenariats ! Il y a toujours de la nouveauté, des nouvelles cuvées. Ce sont des gens que j’aime profondément. Le partage, c’est ce que j’aime le plus dans le monde du vin ; c’est une leçon d’histoire à chaque fois. La puissance et le pouvoir dans une bouteille de vin, c’est incroyable. Les problèmes s’oublient et le monde s’arrête juste avec l’énergie qu’une bouteille dégage. »

Mon Lapin

En 2018, Vanya ouvre le restaurant Mon Lapin. C’est un peu la même histoire que le Vin papillon, Vanya et Marco prenaient un café dans la Petite-Italie et ont vu un local à louer. « J’ai eu beaucoup d’étincelles avec ce projet. Je trouvais ça excitant de m’investir dans un nouveau quartier. Ça faisait 13 ans que je travaillais rue Notre-Dame Ouest. Je trouvais ça palpitant d’aller défricher quelque chose de nouveau, une nouvelle aventure ! »

Un futur plus doux

Vanya Filipovic et Marc-Olivier Frappier ont annoncé leur départ du groupe Joe Beef — où elle était sommelière en chef et Marc-Olivier le chef exécutif du groupe — en revenant d’Italie à l’été 2019. Ils ont donné six mois pour former leur relève. « J’ai tout appris du groupe Joe Beef. Comment rester concentrée et extrêmement calme dans la gestion de la folie. J’étais investie à 1 000 %. J’ai beaucoup évolué sur la patience, les ressources humaines, et la gestion de crise (qui arrive tout le temps !) avec les années. Avec Marco, on a beaucoup réfléchi à notre avenir et, en pensant à notre futur et à toutes nos responsabilités, nous avons conclu qu’il fallait souffler un peu pour pouvoir s’investir dans d’autres projets. Il était impossible à ce moment d’ajouter autre chose sur notre assiette. Nous aurions très bien pu rester là un autre 15 ans et être heureux, mais nous sentions qu’il était temps de faire un peu de place, de faire évoluer les gens qui étaient là et d’aller de l’avant. »

L’année 2020 a également été marquée par des surprises beaucoup moins agréables. L’arrivée de la crise sanitaire a bouleversé les projets d’expansion du Mon Lapin et a plutôt laissé place à un nouveau concept au coin des rues Saint-Zotique et Casgrain, une délicieuse cantine à poulet frit appelée« Casgrain BBQ ». On y trouve bien évidemment une offre de vin comprenant de superbes bouteilles de Vins Dame-Jeanne, une occasion unique de se procurer de belles quilles à l’unité.  « Ce n’était pas exactement comme ça que nous avions envisagé notre première année rue Saint-Zotique, notre grand changement de vie a été en effet complètement dominé par cette affreuse pandémie. Mais ça nous a permis de nous retrouver dans la créativité, un beau défi, et de créer de nouvelles opportunités. Je ne suis pas du genre à me plaindre – on fait partie des chanceux. On a eu un super été avec du support renversant de nos clients et une équipe de rêve. »


Photographié par Alanna Hale

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