Christine Lamarche: l’autre visage de Toqué!
Quand on pense au restaurant Toqué!, on pense inévitablement au chef Normand Laprise, qu’on qualifie à juste titre de parrain de la gastronomie québécoise moderne. Mais sans Christine Lamarche, sa partenaire depuis le premier jour, le célèbre restaurant ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Rencontre avec l’autre visage de Toqué!
Mettons tout de suite les choses au clair: contrairement à ce que certains semblent croire, Christine Lamarche et Normand Laprise ne forment pas un couple dans la vie. «Nous sommes associés depuis plus de 30 ans, mais nous ne sommes pas conjoints. On a chacun nos conjoint-conjointe respectifs et des enfants et tout et tout!», lance la restauratrice en riant.
L’histoire de Toqué! a commencé en 1993, à la fermeture du restaurant Citrus, où les deux futurs partenaires d’affaires travaillaient en cuisine. «On n’avait plus de travail. Normand avait l’idée d’ouvrir un restaurant, puis il est passé chez moi un bon matin pour prendre un café. Je lui ai dit écoute, si tu as besoin d’aide, je suis là», se souvient-elle.
Alors enceinte de huit mois, Christine s’est lancée dans l’aventure sans trop se poser de questions. Les deux jeunes associés étaient alors bien loin de se douter de la petite révolution que leur restaurant allait engendrer dans l’univers de la gastronomie québécoise. «J’avais 27 ans à l’époque. Quand on est jeune, on fonce, on y va. On ne se soucie pas toujours de savoir si ça va encore exister dans 10 ans ou dans 30 ans», raconte Christine.
Une gastronomie d’ici
«À l’époque, il y avait surtout des chefs étrangers. Des chefs québécois, il n’y en avait pas beaucoup», souligne la copropriétaire de Toqué!. «On voulait faire un restaurant à nous, qui nous ressemble, où on pourrait faire ce qu’on avait envie de faire», poursuit-elle.
La graine de la gastronomie locale – travailler avec des produits locaux et des ingrédients frais, le contact direct avec les petits producteurs – avait déjà commencé à germer à l’époque de Citrus. «Normand avait travaillé en France, il avait vu le petit producteur qui arrive par la porte arrière avec sa cagette de poireaux, le pêcheur qui vient livrer sa prise du jour. Ça l’a inspiré et il est revenu avec ça au Québec», explique-t-elle.
C’est aussi lors d’un voyage en France que Christine, qui étudiait alors la géographie, a eu la piqûre pour la gastronomie. «J’ai eu la chance d’aller manger dans plusieurs grands restaurants, de visiter les cuisines. Ça a été un déclic. Je suis revenue terminer mon bac et après je suis allée en cuisine», raconte-t-elle.
Pendant les premiers mois de Toqué!, les deux associés étaient aux fourneaux. Ils se sont vite rendu compte qu’il n’y avait personne pour s’occuper de l’administration, du service à la clientèle, du personnel. Christine a alors décidé de faire le saut du côté administratif, qui s’accordait mieux avec son rôle de jeune maman.
«Je dis tout le temps que je suis une cuisinière qui a mal tourné», plaisante Christine, «Je suis en salle, mais je n’ai pas suivi de cours de service ou de sommellerie. Je reste cuisinière dans l’âme.»
Contre vents et marées
Christine Lamarche ne regrette pas sa décision. Trois décennies plus tard, les deux partenaires pilotent toujours le navire dans l’harmonie, contre vents et marées. «Les grosses décisions, on les prend toujours à deux. On se consulte beaucoup. C’est la clé de notre longévité. Ça fait 30 ans qu’on est associés, je ne pense pas que c’est aujourd’hui qu’on va commencer à se chicaner!», confie-t-elle.
Malgré les écueils – une pandémie qui a presque eu raison du vaisseau amiral, et dont les répercussions ont forcé la fermeture des Brasseries T! et de Burger T! –, le duo continue d’avancer.
«Ce n’est pas un passage facile d’avoir fermé tous ces commerces-là, du point de vue humain particulièrement», souligne Christine. «C’est sûr que c’est des pertes monétaires, des pertes matérielles, mais l’aspect qu’on a trouvé le plus dur, Normand et moi, c’est vraiment l’aspect humain: les employés, les clients, les fournisseurs. C’est vraiment crève-cœur.»
«La grosse chance de Toqué!, c’est qu’on soit partis il y a 30 ans», poursuit-elle. «C’est sûr qu’il faut entretenir, qu’il faut rafraîchir, mais le gros des investissements, on les a faits il y a 30 ans, on ne les a pas faits il y a deux ans.»
Malgré ces difficultés, les copropriétaires résistent à la tentation de changer une recette gagnante. «Toqué! va rester Toqué!. C’est vraiment notre intention de rester dans le haut de gamme. Notre principal leitmotiv, c’est de faire passer un bon moment à la clientèle. Qu’ils mangent bien, qu’ils aient du fun, qu’ils soient bien servis, mais toujours dans un contexte de nappe blanche, avec un service très professionnel, mais légèrement décontracté pour que ce soit agréable pour tout le monde», assure Christine Lamarche.
Lorsqu’on la questionne sur la venue éventuelle du Guide Michelin au Québec, évoquée récemment dans une lettre ouverte du chef François-Emmanuel Nicol au maire de Québec, Christine Lamarche se montre hésitante: «Je ne sais pas ce que ça donnerait à la restauration montréalaise. S’ils viennent, on avisera, mais personnellement, je ne ferai pas des pieds et des mains pour qu’ils viennent. Est-ce que ça ferait qu’en bout de ligne les clients passeraient une plus belle soirée ou un plus beau lunch si on avait un ou deux macarons? Je n’en suis pas convaincue», plaide-t-elle.
La retraite, c’est pour les autres
Toqué! a soufflé discrètement ses 30 bougies en 2023, sans grande pompe. «On essayait vraiment de ramer fort pour garder le bateau des brasseries à flot. Officiellement, on ne l’a pas souligné, mais on le sait et on continue. Ce n’est pas une finalité en soi. C’est un beau nombre, c’est appréciable en restauration, mais on continue», souligne la restauratrice, qui voit elle-même la soixantaine approcher à grands pas. Mais pas de retraite en vue pour le moment!
«On n’est pas éternels, on ne peut pas penser qu’on va travailler jusqu’à 85 ans. Mais tant que j’ai la santé et la motivation, je vais continuer», poursuit-elle. «Je regarde ma mère qui a 93 ans aujourd’hui. Je ne me vois pas à la retraite pour les 30 prochaines années.» Son secret pour garder la forme? «J’ai l’opportunité de travailler avec un paquet de jeunes et je suis sûre que ça m’aide à rester jeune. Je ne veux pas renier mon âge, mais c’est vraiment chouette de côtoyer des gens de 20, 30, 40 ans tous les jours», se réjouit-elle.
Changerait-elle quelque chose dans son parcours? «Je ne regrette rien! J’adore ce que je fais. C’est sûr que ce n’est pas toujours facile, mais quel beau métier!», confie-t-elle avec entrain. Si elle pouvait donner un conseil à la jeune Christine de 27 ans, enceinte de huit mois, elle tiendrait simplement à la rassurer: «Let’s go, tu fais la bonne affaire, parce que tu vas être heureuse là-dedans!»
Humblement, Christine Lamarche espère que son parcours aura pu en inspirer quelques-uns a poursuivre une carrière en service. «Aujourd’hui, les cuisiniers sont un peu plus reconnus, avec toutes les compétitions qu’il y a sur différents médias. Mais les métiers de la salle – serveur, sommelier, maître d’hôtel – le sont un peu moins. En restauration, il y a souvent des jeunes qui viennent faire du service de salle à manger pendant leurs études. Mais il y en a aussi pour qui c’est une profession. J’espère que j’inspire quelques personnes là-dedans, parce que ce sont de beaux métiers, ce sont des métiers d’avenir», conclut-elle.
En tout cas, nous, tu nous inspires, Christine! Merci pour ces 30 belles années, on vous en souhaite encore 30 aussi belles!
Écrit par Mikael Lebleu
Photographié par Mikael Lebleu