Harrison Shewchuk : l’instinct, la création et la liberté derrière Limbo
Dans un Montréal culinaire en mouvement, Harrison Shewchuk s’est imposé grâce à un flair sûr et une lecture instinctive de ce qui résonne aujourd’hui : savoir ce qui fonctionne, sentir les tendances avant les autres et bâtir une identité qui lui ressemble vraiment. Sans artifice, avec une assurance décomplexée, il a créé un univers culinaire distinctif. À 34 ans, le chef-propriétaire de Limbo — déjà remarqué dans le Top 30 d’Air Canada — propose une cuisine personnelle, précise et pleinement assumée.
Une enfance normale, mais un appétit singulier
Chez les Shewchuk, on mangeait très bien. Sa mère, Montréalaise anglophone élevée entre Montréal-Nord et Ahuntsic, nourrissait une passion profonde pour la cuisine italienne. Autour d’elle, les amoureux libanais qu’elle a côtoyés cuisinaient avec générosité. « On était très bons pour manger! », résume-t-il en riant. L’amour de la bouffe n’était pas un concept : c’était un réflexe, un langage, un terrain de jeu.
À l’adolescence, il se tourne vers la photographie et étudie à Dawson. Il veut créer : des images, des ambiances, de la musique. Mais comme beaucoup, il doit trouver un travail. En 2012, il atterrit comme plongeur au Café du Nouveau Monde. Une rencontre décisive : Arline Gélinas, chef exigeante, impressionnante. Un soir, il observe une bavette griller, des pétoncles crispés à la seconde parfaite. « I want to get out of the dish pit! That is where I want to be! »
La révélation de la cuisine
Ce qui l’attire ? La créativité brute, le rythme, l’énergie. La satisfaction immédiate du travail des mains. « J’aurais pu être menuisier. J’aime construire. » La cuisine devient son atelier.
Il entreprend une formation à l’ITHQ — non par obligation, mais par conviction. « Je crois à la formation. Sinon, je me sens imposteur. » En même temps, il cuisine les brunchs et fait la mise en place au feu Maison Publique, où Derek Dammann et Phil Viens le prennent sous leur aile.
Le contraste est frappant : 900 couverts avant le Jazz Fest au Café du Nouveau Monde, puis 70 clients chez Maison Publique, avec du bacon maison, des scones maison, des produits d’une beauté presque insolente. Il fait ensuite son stage à Joe Beef. L’apprentissage est total : produire, transformer, goûter, comprendre.
Londres, l’école de l’exigence
Après l’ITHQ, il rêve plus grand et décroche un visa pour Londres. Il y part en 2015, installe sa vie dans une ville où chaque ruelle cache un restaurant culte. Il travaille, il apprend, il s’intègre. Il effectue un stage à Lyle’s — « c’était fou » — Il est ensuite devenu sous-chef pour Michael Hazlewood dans bar à vin nature à Soho… L’Europe lui offre des produits d’une qualité saisissante et une scène culinaire qui ne s’arrête jamais. Il fait des pop-ups, rencontre des chefs, absorbe tout.
Mais Montréal lui manque. « Quelque chose me ramenait toujours à la maison. »
Retour aux sources et premiers leaderships
En revenant chez Maison Publique, il devient sous-chef puis prend la place de Phil Viens en cuisine du soir. Observer Phil transformer des classiques tout en innovant constamment l’a profondément marqué. « Je voulais être ce gars-là. »
Puis vient Tiers Paysage. Un projet fascinant, petit budget, énorme potentiel. Il y apprend la débrouillardise et la gestion d’équipe. Mais la pandémie frappe. Et avec elle, un premier constat brutal : ce n’était pas son endroit, pas son chemin.
Salle Climatisée, Parcelles, voyages : construire, s’écrouler, recommencer
Avec ses amis Darcy et Brendon, il lance Salle Climatisée. Chef en pleine pandémie, il prépare des sandwiches, fait des posts Instagram, crée de la marchandise. Quand le restaurant ouvre enfin, c’est un succès phénoménal. Puis sont arrivés des moments plus difficiles, et il a décidé de vend ses parts de Salle. C’était un choix fait pour préserver de vieilles amitiés et pour rester dans un état d’esprit positif afin de continuer d’avancer. « C’était dur. Mais nécessaire. »
Il part alors travailler avec Dom à Parcelles, voyage, multiplie les pop-ups, et s’est impliqué dans l’entreprise de sauce piquante Satan’s Drain Cleaner. Mais malgré l’action et l’effervescence, quelque chose ne s’aligne pas. Il prend une année sabbatique. Il aime tout ce qu’il fait — mais il ne se sent pas centré. Il veut ouvrir son propre restaurant.
Limbo : une maison, une équipe, un ancrage
Un jour, en marchant, il passe devant l’ancien Marconi. Mehdi, le propriétaire, l’invite à visiter. L’espace l’appelle. Il y voit la cuisine, la lumière, le potentiel. Il croit à la communauté, il croit aux lieux qui ont une âme. Et il croit au fait d’être bien entouré.
Son ami Jack — « un bon ami de Dawson, on jouait de la musique ensemble, on allait même dans des raves ensemble! » manager chez Pichai. Avec Jesse Massoumi, Xavier et Conor, le hype man officiel du groupe, le quatuor électrisant se lance.
Pas de designer, pas de plans. Ils fabriquent tout eux-mêmes. Les mêmes escaliers et planchers que le dépanneur Chevalier de l’époque, juste en bas. L’histoire se tisse dans le bois. Harrison adore la création et l’idéation.
Le lendemain de la fin des travaux, le cerveau passe en mode menu. En mode exécution et en mode livraison. Il est temps d’ouvrir les portes.
Limbo voit le jour.
Une cuisine sans contraintes
Coup de cœur Tastet dès son ouverture, Limbo s’est hissé en huit mois parmi les 30 meilleurs nouveaux restaurants au pays selon Air Canada. Mais pour Harrison, la véritable réussite se trouve ailleurs : dans la liberté. Limbo est l’espace où il peut façonner les ingrédients avec son sous chef Cédric Larocque et l’équipe, composer l’ambiance comme une bande sonore et laisser ses instincts guider la création. Pas de cadre rigide, pas de signature figée. « Je veux être reconnu pour une manière de cuisiner, pas pour un seul plat. »
Il aime son équipe, son quartier, la proximité du marché Jean-Talon. Il aime surtout pouvoir concentrer toute son énergie sur une chose : faire de Limbo un restaurant dont Montréal peut être fier. D’autres projets germent déjà — bien sûr — mais ils attendront. « One day at a time. »
Car Harrisson exerce mille métiers à la fois : chef, créateur, designer, musicien, gestionnaire, bâtisseur. Cette polyvalence, cette liberté totale, est devenue l’ADN de Limbo. Et l’expression la plus fidèle de celui qui lui insuffle son identité.
Écrit par Fabie Lubin
Photographié par Alison Slattery