Cheryl Johnson : partenaire primordiale dans la “réinvention” de la gastronomie montréalaise

Cheryl Johnson — montreal plaza foodchain

Cheryl Johnson : « Je ne pourrais pas faire ma vie sans Cheryl. Et Cheryl ne pourrait pas avoir de vie sans moi. Ça fait 20 ans qu’on travaille ensemble… On a eu un coup de foudre d’amitié. L’amitié, ça s’entretient et c’est magique. Notre relation a évolué et on la cultive tous les jours. Cheryl c’est plus que ma meilleure amie, c’est ma sœur choisie. » — Charles-Antoine Crête.

Cheryl Johnson est l’extraordinaire cheffe de cuisine et copropriétaire du Montréal Plaza et du Foodchain (aussi présent au Time Out Market). La jeune femme d’origine philippine et américaine se fait certes plus discrète sur la scène publique que son partenaire et ami inséparable Charles-Antoine Crête, mais c’est pourtant elle qui s’occupe en grande partie de leurs restaurants et assure le bon fonctionnement de leurs projets.

Les débuts de Cheryl Johnson

« Je viens d’un background asiatique, j’ai grandi dans une famille entourée, limite obsédée par la nourriture ; on mangeait le petit-déjeuner et on parlait déjà du prochain repas. (Rires) La nourriture était toujours au centre de notre vie et j’ai commencé à cuisiner très jeune. Quand j’étais petite, je me réveillais très tôt les fins de semaine pour préparer des immenses festins pour ma famille… C’était comme ça que je jouais. »

Cheryl Johnson est née aux Philippines et y est restée jusqu’à ses 12 ans. Son père étant un entrepreneur militaire, sa famille a été appelée à beaucoup voyager. Très vite, Cheryl baigne dans les différentes cuisines uniques et intéressantes des endroits où elle habite : le Japon, Hawaï ainsi que les états du Texas et de la Géorgie.

Elle finit par atterrir dans la petite municipalité de Encinitas, tout près de San Diego. « J’ai d’abord décidé de faire des études pour devenir ingénieur à l’Université, et j’ai détesté ça. » Pendant ses études, à peine 20 ans et avec un manque total d’expérience dans le domaine, Cheryl pose une demande d’emploi dans un resto qui s’appelle Tomiko. « J’ai complètement menti sur mon expérience (rires). » Il s’est avéré qu’ils avaient besoin d’une personne en salle et Cheryl obtient son premier poste en restauration… en service (!)

Tomiko

« La propriétaire était une femme taïwanaise de 70 ans qui gérait le restaurant et la salle à manger. Quand quelqu’un ne se pointait pas, c’était elle qui, en talons hauts, remplaçait le suiveur, le serveur, le plongeur ou autre. She rocked. » Après plusieurs mois de travail, la fille de la proprio demande à Cheryl ce qu’elle ferait si elle n’était pas en ingénierie. Cheryl répond sans aucun doute en cuisine. Pourquoi ne travaille-t-elle pas en cuisine dans ce restaurant ? « Et ça m’a frappé : je n’avais pas besoin de faire du service, je pouvais travailler en cuisine. »

La propriétaire ne veut pourtant rien savoir puisque Cheryl n’a aucune expérience. « Comme tous les restaurants japonais de l’époque aux États-Unis, les chefs étaient tous des hommes japonais et les plongeurs des hommes mexicains. » Cheryl propose de travailler comme plongeuse gratuitement et elle devient la seule jeune femme à ce poste. Au début, tout le monde rit d’elle. Puis les gens en cuisine ont besoin d’aide avec ça et ça, et ils comprennent rapidement que Cheryl est douée et intéressée. Après quelque temps, la proprio lui dit : « Ça suffit avec le lave-vaisselle, on t’entraîne pour la cuisine. »
Très rapidement, les chefs japonais la prennent sous leurs ailes et lui montrent l’importance des ingrédients et des outils en cuisine. « Ils m’ont appris comment faire tout ce qu’ils faisaient. »

Après quelques mois, Cheryl Johnson devient cheffe de cuisine. « Et puis j’ai compris que ce n’était pas une job à temps partiel, mais bien une carrière que je souhaitais faire. J’ai annoncé à mon père que j’abandonnais mes études en ingénierie pour devenir cheffe. J’étais tellement épouvantée. Il ne l’a vraiment pas bien pris au début, mais finalement lui aussi avait rêvé d’être chef et il a donc fini par m’encourager. »

La fille de la propriétaire glisse un mot à Cheryl sur le CIA – le très réputé Culinary institute of America situé à New York. « Je lui ai dit : impossible que je puisse me payer cette école ! (C’était environ 30 000 $ à l’époque). » Elle lui explique alors qu’il y a des bourses, des moyens d’y arriver. « Sans cette famille, je ne serais jamais où je suis aujourd’hui. Grâce à elle, j’ai appliqué à l’Institut et j’ai été acceptée. »

Culinary Institute of America pour Cheryl Johnson

Le programme du Culinary Institute of America est réparti sur deux ans. « C’est vraiment une école extraordinaire. C’est très difficile d’y entrer, mais c’est une excellente école. Je pense cependant que l’école est toujours aussi bonne que les étudiants le sont — tu reçois ce que tu donnes. Comment tu travailles ? Quelle emphase tu mets dans ton travail ? Où tu fais tes stages ? C’est ce qui fait la différence. Ce que j’ai aimé et rapidement appris de cette école c’est qu’ils t’apprennent que si tu es malade, s’il y a une tempête de neige, peu importe combien c’est difficile, tu dois aller en cours. Et c’est la meilleure leçon pour avoir son resto ; il n’y a aucune excuse pour ne pas être là. Il faut y être tout le temps et ils m’ont bien appris la réalité du métier. »

Pendant les deux ans d’étude, chaque étudiant doit faire un stage. « Pour étudier à l’étranger, il fallait prouver que tu étais 100 % “fluide” dans la langue du pays. Et c’est là que je me suis dit… Hello Canada ! (Rires) et que je suis tombée sur Montréal et sur un petit restaurant appelé Toqué! Tous les stagiaires disaient les mêmes choses : les produits sont extraordinaires, le stage est hands on et tu es traité comme un vrai être humain. »

Encore aujourd’hui, Cheryl applique le même principe dans ses entreprises. « Des stagiaires, il faut les guider, leur montrer, les laisser toucher ; on crée et construit les cuisiniers du futur. »

Cheryl Johnson au Restaurant Toqué!

Cheryl parle de son envie d’aller à Montréal à son professeur et il l’incite à envoyer une demande. « Alors je me suis lancée ! J’ai appelé ma sœur et ma tante qui vivaient à l’époque à Philadelphie et je les ai convaincues de venir avec moi à Montréal. Dans les familles asiatiques, on croit beaucoup que ça prend un village pour éduquer un enfant… (rires). »

En arrivant à Montréal, Cheryl tombe tout de suite en amour avec la ville. Cheryl est extrêmement nerveuse. « La nourriture était incroyable, sans être gastronomique. Je me sentais bien, comme chez moi. » À la fin du repas, elle va en cuisine et voit que tout le monde est relax, prend une bière, semble s’amuser. « Normand est venu me voir, je lui ai donné mon CV et en partant du restaurant, j’ai su que c’était là que je voulais venir travailler. »

En rentrant à New York, Cheryl annonce qu’elle souhaite aller faire son stage à Montréal, mais se fait rapidement dire que ce sera impossible. « Je suis retournée voir le prof qui m’a incitée à appliquer et il m’a dit « F… them! Find a way, for sure there is a way. Et j’ai trouvé un loophole où, si je faisais un programme d’échange, je pouvais payer et ils nous donnaient un visa. Je me suis à nouveau dit Bonjour Canada ! » (Rires)

Cheryl retourne faire son premier essai au restaurant où elle rencontre son futur meilleur ami et partenaire Charles-Antoine Crête. « Il m’a convaincu que les gens pour se dire bonjour au Québec disaient « Oupelaï ! » et je l’ai dit pendant toute la journée. (Rires) On s’est vraiment bien entendus rapidement. Dès que j’ai commencé à travailler avec lui, il m’a dit « si jamais j’ouvre un restaurant, travaillerais-tu avec moi ? »
Cheryl est effrayée, mais commence la mise en place. « I F… loved my experience, loved my day, loved the people. »Pourtant, sa place de stage dépend des commentaires des cuisiniers et de l’autre demandeur du CIA. « Ça m’a tellement stressée que je lui ai donné une autre journée pour mettre toutes les chances de mon côté. Et j’ai fini par avoir le stage. Je l’ai adoré ce stage. »

À son retour à l’école, Cheryl garde de très bonnes relations avec le Toqué! Quand elle finit l’école, à la mi-vingtaine, la cheffe de cuisine du Toqué! quitte et Cheryl est engagée comme entremétier. Sans trop d’expérience, Cheryl devient la sous-cheffe de Charles-Antoine, et le duo fusionnel commence à se bâtir. « Avec Charles-Antoine, le Toqué! était à un point charnière. C’était super et j’apprenais beaucoup. Honnêtement, Charles s’occupait du Toqué! comme si c’était notre restaurant. On a fait le ménage dans le staff et pendant deux ans ce fut une ère extraordinaire du Toqué! On travaillait avec Amine du Plaza, Dave du Bar Saint-Denis et plusieurs autres. Cette expérience a fait de moi qui je suis aujourd’hui. J’ai appris à gérer des gens — puisqu’en cuisine, c’est 40 % de la cuisine et 60 % des êtres humains — et j’ai appris à travailler en équipe. Les années qui ont suivi ont été les plus importantes de ma vie, pour mes relations et pour mon apprentissage. » Cheryl reste au Toqué! pendant neuf ans au total (!)

Le Montréal Plaza de Cheryl Johnson

De la Thaïlande, Cheryl aide Charles à créer le Majestique et lorsqu’elle revient à Montréal, il est en train d’ouvrir le bar et fait beaucoup de télévision. C’est à ce moment-là qu’ils commencent à planifier le Montréal Plaza. « Au début, on voulait un 35 places assises… » (Rires). Un jour, pour aider un ami, ils vont visiter un local sur la Plaza Saint-Hubert. « Et on est tombés en amour avec le local. On a dit à notre ami : « tu veux qu’on t’aide ou tu veux le vendre ? » Il nous l’a vendu. »

Foodchain

Jean-François Saine avait aidé un peu avec le Toqué! sur certains dossiers en marketing dans le passé. Il voulait savoir comment on pouvait transformer l’industrie du fast-food en quelque chose de santé. Il était en train de planifier le Foodchain et nous l’aidions comme consultants. Finalement on connaissait tellement bien le projet qu’on est devenus les chefs. On est partis avec l’idée des salades et finalement avec les légumes, Charles a eu l’idée de faire huit machines, huit plats de légumes. On essayait de penser en termes d’efficacité et de rendement. Le projet nous a aidés à améliorer le Plaza et le Plaza nous a aidés à améliorer le Foodchain. Je n’aime pas trop les salades, mais je dois avouer que quand j’ai mangé les nôtres, je me suis dit : F…, this shit is good ! » Le Foodchain est une autre réussite : l’établissement original propose un menu concis de plats de légumes frais et locaux aux gens du centre-ville.

Cheryl Johnson au Time Out market

Le 14 novembre 2019, Cheryl ouvrait avec Charles-Antoine et leur équipe un nouveau Foodchain et deux nouveaux Plaza (un petit Plaza et un Montreal Plaza Deli).

« Encore une fois, avec le Time Out Market, on voulait voir qu’est-ce qui était l’étape d’après. Penser en dehors de ce qu’on pense d’habitude, faire quelque chose de nouveau, un Foodchain 2.0 et un Plaza 2.0. On le fait comme un laboratoire pour voir qu’est-ce que c’est faire un food hall et penser outside the box. C’est le fun de faire quelque chose de complètement différent en utilisant la même qualité d’ingrédients et la même philosophie, mais dans un environnement différent… »

Le duo décidera finalement de fermer le Plaza Déli du Time Out Market.

Cheryl Johnson est une des meilleures cheffes de Montréal et une des meilleures gestionnaires en cuisine. Dans une période où il y a une pénurie de main-d’œuvre importante en restauration, Cheryl réussit à diriger une équipe tissée serrée autant en salle qu’en cuisine. Avec Charles-Antoine, elle réussit à créer des établissements extraordinaires dans la “réinvention” de la gastronomie montréalaise. En passant, ils sont uniquement mariés sur papier — Cheryl est célibataire et un « great catch » potentiel selon nous.


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