Dans la rutilante cuisine du MARCUS Restaurant et Terrasse, alors que les membres de sa brigade s’activent autour de lui, Jason DeJordy-Morris présente les plats qui composent le menu du midi. Le tataki de thon albacore canadien, légèrement grillé, accompagné d’ail des bois mariné et d’échalotes croustillantes, le filet de saumon servi avec salsa verde et purée d’avocat parsemées de caviar ikura, les sashimis et le tartare apprêtés à partir « d’un demi thon qu’on reçoit chaque semaine du Mexique », la salade de tomates et de melon d’eau, « une gemme sucrée qu’on taille comme un rubis ». Parmi les desserts : un gâteau roulé aux fruits et au mascarpone. « Récemment, on le faisait aux mangues “œufs du soleil” de la préfecture Miyazaki, au Japon, mais la saison est terminée, poursuit-il. On met en valeur des fruits de partout à travers le monde, comme des raisins de la région de Champagne ou des prunes de la côte Ouest . »
Le chef exécutif du MARCUS précise que le menu du midi reflète celui du soir, en plus léger. Il se veut aussi lumineux que l’élégante salle à manger située au troisième étage de l’hôtel Four Seasons Montréal, dont le décor a été imaginé par le designer Zébulon Perron. Jason raconte que la première fois qu’il y a mis les pieds, il s’est senti instantanément en vacances. « J’avais l’impression d’être ailleurs même si Leonard Cohen est juste là », dit-il en désignant l’imposante murale du poète montréalais qu’on aperçoit à travers les fenêtres, parmi les gratte-ciels du centre-ville. Cette énergie qu’il qualifie de « festive » et que « tous ceux qui passent la porte ressentent », il l’attribue au célèbre chef Marcus Samuelsson, qui a donné son nom au restaurant et dont il est le bras droit depuis maintenant deux ans. « Marcus est l’essence même de la célébration. Il a une énergie incroyable. Je veux m’assurer de transmettre cet esprit à travers la nourriture, que mon équipe ait du plaisir en cuisinant et que les clients le ressentent. »
Des coulisses à la scène internationale
Sa carrière, Jason la doit à la fête, justement. Mais pas de la manière dont on le croirait. À une certaine époque, lorsqu’il était invité à un party, plutôt que de se mêler aux convives, il préférait se réfugier en cuisine où il apprêtait les ingrédients qui lui tombait sous la main. « En tant qu’introverti, c’était une manière de communiquer avec les gens, sans avoir à leur parler », confie-t-il. De fil en aiguille, des amis lui ont demandé s’il voulait se charger de la nourriture pour les événements qu’ils organisaient. C’est ainsi qu’il a découvert l’adrénaline de cuisiner pour un grand nombre et la satisfaction de parvenir à livrer la marchandise. « C’est quelque chose qu’on trouve nulle part ailleurs. C’est très gratifiant. »
Malgré ses airs de rock star, le chef Montréalais s’est retrouvé sous les feux de la rampe bien malgré lui. « J’ai eu la chance d’être assez bien entouré pour avoir du succès », dit-il humblement. C’est faire fi de la virtuosité dont il a fait preuve d’abord comme chef du Fantôme, à Griffintown, puis du Pastel, dans le Vieux-Montréal, où le menu fluctuait au gré de ses humeurs. « Très tôt dans ma carrière, j’ai décidé que je ne voulais pas me contenter de répéter les mêmes plats, explique-t-il. Je voulais avoir la possibilité de faire du jazz, d’improviser et de changer constamment de menu. »
Comme tout bon virtuose, il a d’abord fait ses gammes en côtoyant quelques maestros de la gastronomie. Dans les cuisines du Corton, à New York, il a appris le souci du détail aux côtés du chef Paul Liebrandt, décoré de deux étoiles Michelin. À Copenhague, Sam Nutter et Victor Wågman, anciens sous-chefs du NOMA, ou encore Bo Bech, l’un des instigateurs de la nouvelle cuisine nordique, lui ont démontré comment faire preuve d’audace avec les saveurs. Plus récemment, lors d’un séjour à Tokyo, il a partagé son temps entre les microrestaurants des chefs Satoshi Furuta et Masamichi Amamoto (lui aussi étoilé), qui ne cuisinent pas pour plus de six ou huit clients à la fois. Jason y a entre autres perfectionné l’art du sushi, qu’il met en pratique au MARCUS, où le menu fait la belle part aux délices de la mer.
Faire face à la musique
Aujourd’hui, Jason DeJordy-Morris dirige une brigade de 36 cuisiniers, il veille aux trois services quotidiens du MARCUS, en plus des événements du Four Seasons Montréal, ce qui, certains soirs, représente plus de 300 bouches à nourrir. Préférerait-il le rôle de chef d’orchestre à celui de jazzman ? Le principal intéressé rétorque que le métier de chef ne consiste pas qu’à cuisiner. « On doit aussi faire rouler un restaurant, créer une logistique, résoudre des problèmes, faire preuve d’esprit critique… Même si on a du succès, il y a toujours des choses à améliorer. » Cette performance sans cesse renouvelée, c’est d’ailleurs l’un des aspects de son travail qui le stimule le plus. « J’aime beaucoup me nourrir de contraintes », admet-il. Avec un restaurant d’envergure comme le MARCUS, le chef est servi. Et, de son propre aveu, c’est justement pourquoi il a accepté ce défi.
Malgré les hauts standards de l’établissement, il n’a pas renié son « côté jazz » pour autant. Il lui arrive de servir ses créations du moment aux clients réguliers ou d’improviser des menus pour ses employés. Bien qu’il se considère comme un chef exigeant, qui impose la rigueur, il veut inspirer une certaine prise de risque à son équipe : « la possibilité de jouer de leur instrument. Ce qu’on appelle la batterie de cuisine », ajoute-t-il, pince-sans-rire. Surtout, il se donne la liberté de faire sans cesse évoluer le menu. « On ne fait pas qu’exécuter des recettes. Un plat qu’on servait il y a un an, ne sera pas tout à fait le même. Et si on le maîtrise parfaitement, c’est signe qu’il est temps de le changer. » On l’aura compris, Jason DeJordy-Morris n’est pas du genre à suivre une partition. Et ce qu’il compose pour la table du MARCUS s’apparente plutôt à une symphonie.
Écrit par violaine-charest-sigouin
Photographié par Four Seasons